Prologue
Sur une terre lointaine, aux confins d’un monde depuis longtemps oublié des humains que nous sommes, une vieille femme traînait ses pas vers un site mystique et sacré. Elle venait de loin et doutait de pouvoir se rendre à destination. Ses forces l’abandonnaient et son corps de tricentenaire rechignait avec raison devant l’effort à fournir. Elle cheminait depuis plusieurs jours déjà, bravant le froid et l’épaisse couche de neige pour atteindre son but. Elle avait quitté son refuge, sur l’un des Monts Ensorcelés, pour la première fois depuis cinquante ans, consciente que c’était son dernier voyage. Elle ne reviendrait jamais dans ce lieu où elle avait vu et vécu tant de choses et d’événements particuliers. Elle avait apporté, dans un sac en bandoulière, les objets qu’elle souhaitait emporter vers l’autre monde. Puis elle avait scellé son antre, pour que seule une Élue puisse y accéder, s’il était découvert…
Mais elle ne croyait pas que cela fût probable. Elle ne croyait même pas qu’il puisse rester une Élue non consacrée quelque part. Elle l’aurait sentie depuis des lunes grâce à ses pouvoirs ; à moins que cette Élue ne vienne de la lignée maudite, ce qui changerait tout… Mais elle préféra chasser de son esprit cette pensée, et tout ce qu’elle impliquait.
Les nuages s’amoncelaient au-dessus de sa tête et menaçaient sans cesse de déclencher une nouvelle tempête qui l’empêcherait de réussir. Elle tenta d’accélérer, malgré sa fatigue et l’engourdissement de ses membres, mais elle en fut bien incapable. Même sa magie semblait la quitter, ce qu’elle n’aurait jamais cru possible il y a quelques mois à peine. Se passait-il quelque chose qu’elle n’avait pas prévu ? Avait-elle failli à la tâche après toutes ces années ? Non ! Non, c’était impossible ! Mais alors, pourquoi avait-elle ressenti cette nécessité, cette urgence d’entreprendre ce dernier voyage au lieu de mourir paisiblement chez elle ? Pourquoi s’était-elle sentie attirée par l’amulette qu’elle avait elle-même laissée là-haut, il y a une éternité, au temps de sa jeunesse ?
Ses jambes décharnées s’enfonçaient dans la neige jusqu’aux genoux et la montée devint de plus en plus pénible. Le versant semblait plus escarpé que dans ses souvenirs et les repères d’autrefois avaient disparu. L’érosion du roc, par le vent et les intempéries, offrait un paysage totalement nouveau, mais aussi plus effrayant. Des flocons se mirent à tomber doucement, mais ils ne tardèrent pas à se faire plus denses, brouillant sa vision. Elle maudit intérieurement les éléments qui semblaient se liguer contre elle avec acharnement. Mais elle ne voulut surtout pas abandonner ; refusant de croire que les dieux de ses ancêtres lui refuseraient la possibilité d’au moins présenter sa requête au sanctuaire. Après une longue vie passée à défendre un monde et des idéaux auxquels plus personne ne semblait croire, elle était convaincue d’avoir ce droit de savoir avant de mourir. Eh oui… Mourir… Après avoir si longtemps cru à l’immortalité et l’avoir ardemment désirée, elle avait fini par renoncer, faute d’en avoir percé le secret.
Elle avait atteint, depuis un certain temps déjà, le point de non-retour, ce moment où l’on sait que nos jours sont comptés et que l’on se hâte de terminer ce que l’on a entrepris, de peur de manquer de temps. Les dieux avaient, elle en était certaine, repoussé délibérément cette échéance, ayant encore besoin d’elle ici-bas pour que les secrets de la Terre des Anciens, de même que l’espoir d’un renouveau, ne s’éteignent pas avec elle. Mais aujourd’hui, elle n’en pouvait tout simplement plus de porter autant sur ses frêles épaules. Elle avait aussi échoué dans la transmission de son savoir et de ses connaissances, faute de descendantes à ses côtés.
Elle n’y comprenait d’ailleurs rien, puisque sa stérilité, les dieux ne pouvaient l’ignorer, mettait en danger des êtres et des mondes d’exception, essentiels à la continuité d’un univers hors du commun. Sans elle à la tête des protectrices et gardiennes des portes, qu’adviendrait-il de ces passages si convoités autrefois par les sorciers, les hommes devenus mancius, et surtout par Mévérick et ses descendants ?
Mais peut-être était-ce là la volonté des instances divines. Si chacun des sept mondes particuliers, celui des Anciens, de Golia, de Dual, de Mésa, de Brume, de Bronan et d’Elfré, oubliait à jamais l’existence des autres, les couloirs de voyages sombreraient également dans l’oubli. Elle était bien placée pour savoir que ses douze doigts, hérités de son passé elfique, suffiraient pour compter les héritiers de la Sagesse restant aujourd’hui sur la Terre des Anciens, malgré son immensité. Elle pouvait également affirmer que la majorité se mourrait lentement, sans relève elle aussi. Mais si telle était vraiment la volonté des divinités, pourquoi avoir repoussé la fin de sa vie ? Elle se rappela cependant que les dieux n’en étaient pas à un paradoxe près…
Elle se força à chasser ses pensées, le temps de se repérer. Même si elle ne voyait rien à des mètres et des mètres à la ronde, elle savait depuis longtemps qu’elle pouvait se fier à son instinct et à son sens inné de l’orientation. Elle n’avait nul besoin de carte, du soleil ou des étoiles pour trouver son chemin. C’était un don qu’elle avait reçu en même temps que les autres particularités qui avaient fait d’elle une femme de haut rang aux lourdes responsabilités, mais aussi une magicienne enviée dont la position était autrefois fort convoitée. Si on ne la pourchassait plus et ne tentait plus de l’éliminer aujourd’hui, c’est que son existence même était remise en question par les descendantes et descendants de celles et ceux qui convoitaient sa place en d’autres temps ; on la croyait déjà légende. Seules Mélijna, Wandéline et Morgana devaient savoir qu’elle était toujours du monde des vivants. À la pensée de la troisième, elle eut un pincement au cœur, au souvenir de sa vie condamnée à la réclusion. Sa présence lui manquait parfois cruellement. Aurait-elle le courage d’interroger l’oracle à son sujet ?
Que de choses avaient changé depuis sa naissance, il y a plus de trois siècles ! Que restait-il véritablement de ces forces opposées qui s’étaient affrontées sans relâche ? S’étaient-elles éteintes ? Les noirs desseins du peuple des mancius s’étaient-ils évanouis avec la mort de leur sorcier ? La lignée de Mévérick avait-elle finalement connu le même sort que toutes celles des Êtres d’Exception qui avaient un jour essayé de tirer parti, à mauvais escient, de leurs dons de privilégiés ? Qu’en était-il des six autres mondes ? Avaient-ils aussi laissé disparaître sciemment leurs derniers Sages, dans leur arrogance et leur ignorance de leur passé commun, mais déjà lointain ?
Il n’avait fallu que trois cents ans, le temps de son passage ici-bas, pour que ce qui avait fait la fierté des six différents peuples pendant des millénaires ne soit plus que de vagues légendes et des mythes sans fondement dans la tête et le cœur des nouvelles générations. Les jeunes et moins jeunes croyaient maintenant que cette terre de misère, dépourvue de richesses et d’avenir, avait toujours été ainsi, qu’il n’y aurait jamais rien de plus, aussi loin que leurs voyages puissent les porter. Des larmes roulèrent sur ses joues en pensant que ce qui restait d’êtres, humains ou non, sur cette terre qu’elle chérissait tant, ne tarderaient sûrement pas à disparaître, emportant avec eux toute chance de réconciliation entre les peuples.
Le vent redoublait d’ardeur et les amoncellements de neige s’épaississaient à mesure qu’elle se rapprochait du sommet et de son objectif. La poudrerie et les plaques de glace sournoisement dissimulées sous la neige ralentissaient toujours davantage sa progression. Soudain, elle eut envie de s’étendre ici et de se laisser ensevelir par cette immensité blanche qu’elle trouvait si belle en d’autres occasions. La vue d’une masse de roc difforme, à travers les bourrasques, lui insuffla cependant un regain d’énergie. Elle crut d’abord difficilement qu’elle pouvait avoir réussi, mais les contours se précisant, alors qu’elle approchait, elle comprit qu’Alana, déesse protectrice des gardiennes, ne l’avait pas abandonnée. Elle fournit un ultime effort pour atteindre l’entrée de la grotte et s’y réfugier, avant de s’avouer vaincue par la fatigue et le froid.
Elle dormit d’un sommeil réparateur malgré sa condition, sous la garde de ses Âmes Régénératrices. Celles-ci l’enveloppèrent dans une torpeur bienfaisante, puis tentèrent, tant bien que mal, d’insuffler suffisamment de force dans ce vieux corps meurtri pour qu’il puisse traverser l’épreuve à venir. À l’image de toutes les Filles de Lune, l’aïeule possédait certains dons à la volonté propre, capables de prendre des initiatives vitales lorsque les circonstances l’exigeaient. Ces anges gardiens intrinsèques n’intervenaient cependant que pour guérir et assurer la survie ; ils ne pouvaient pas changer le cours du destin…
La vieille femme se réveilla aux premières lueurs de l’aube, paniquée, tentant de se ressaisir, sans grand succès. Même si elle savait que rien ni personne ne pouvait l’atteindre en ces lieux oubliés et inhospitaliers, elle sentit une fois de plus l’angoisse l’envahir. Un regard à l’extérieur lui confirma son appréhension. Elle devrait patienter une journée entière avant de procéder au rite sacré.
Le jour, de courte durée en ces temps glacials, ne lui apporta guère de réconfort. Elle s’obligea à faire le vide dans son esprit et à détendre son corps à bout de souffle. Elle fut incapable d’avaler quoi que ce soit, se contentant de boire l’eau d’une source qui coulait au fond de cette caverne primitive. Bien installée dans l’enveloppe de chaleur créée par ses Âmes, elle vit avec bonheur, beaucoup plus tard, cette journée grise céder la place à une obscurité rassurante. Contrairement aux humains purs, la vieille magicienne ne se sentait en sécurité que la nuit, quand l’astre qui l’avait vue naître pouvait lui accorder toute la protection dont elle avait eu si souvent besoin au fil des ans. Elle se leva avec douleur et se prépara pour la cérémonie…
Elle se débarrassa des loques qui lui avaient servi à passer pour une mendiante avant de se glisser, nue, dans le petit bassin où se déversait l’eau glaciale de la source. Cette purification était nécessaire si elle voulait que sa requête soit entendue. Elle enfila ensuite une longue robe de lin d’un rouge agressif, à laquelle elle ajouta une ceinture de cordeaux. Elle enleva l’ensemble des pierres précieuses protectrices dont elle ne se séparait pourtant jamais. Elle demeura pieds nus, l’oracle aimant plus que tout la simplicité, gage à ses yeux de modestie et d’humilité. Elle étala sur le sol ses parures, de même que le peu qu’elle avait choisi de conserver pour son départ. Le tout formait un cercle autour d’une marque étrange, gravée dans le sol de la grotte. C’est sur ce signe vénéré des Anciens qu’elle s’agenouilla, une dague finement ouvragée à la main. Elle leva les yeux vers une marque similaire sur la voûte et récita des incantations qu’elle faisait jaillir du plus profond de sa mémoire…
Pendant que les mots retentissaient dans le vide troublant de l’endroit, l’eau de la source changea graduellement de couleur. Aux deux tiers de sa litanie, la magicienne enfonça la dague en son sein avec assurance. Elle savait que la blessure serait mortelle, mais elle espérait que ses Âmes, qu’elle sentait déjà à l’œuvre, lui donneraient le temps nécessaire à l’accomplissement complet du rituel. Elle termina donc ses incantations…
Le combat de ses précieuses protectrices contre la lame était ardu. Elle n’avait pas retiré la dague, espérant ainsi gagner un temps précieux. Le désespoir l’envahit ; elle sentait la vie la quitter alors que le bassin ne produisait toujours pas le signe qu’elle attendait. Sa vue se troublant lentement, elle prit le risque de quitter le cercle mystique. Elle se traîna jusqu’à la petite mare où elle vit, avec surprise, un liquide ambré, en rien comparable au bleu de nuit qu’elle avait observé par le passé. Jamais elle n’avait entendu dire que l’oracle puisse prendre une forme différente de celle qu’on lui connaissait depuis des millénaires. Peut-être cette couleur était-elle la raison de l’absence des vapeurs troublantes à l’odeur de soufre qu’elle ne percevait toujours pas. Elle maudit les dieux pour leurs manquements envers leurs loyaux sujets ; les instants de vie lui étaient désormais comptés et rien ne se déroulait comme prévu. Ne pouvant pas revenir en arrière, elle se préparait à mourir dans l’ignorance, et surtout en vain, quand un frémissement à la surface de l’eau attira son attention.
Elle crut d’abord que c’était sa faiblesse qui lui donnait des visions. Les rides se firent de plus en plus nombreuses jusqu’à ce que le petit bassin ressemble à un océan balayé par la tempête. L’effet était saisissant ! Au centre apparut soudainement, dans un tourbillon, le visage d’une femme. L’Élue ferma les yeux, puis les rouvrit lentement, à bout de forces. Nulle trace du vieillard attendu, mais toujours ce visage jeune et magnifique, aux yeux si dissemblables. Incapable de réfléchir ni d’avoir une pensée cohérente, la vieille femme fixa des yeux absents sur l’apparition, qui s’anima.
— Sache que ton désir le plus cher a depuis longtemps été exaucé. Ta lignée ne s’est pas éteinte, comme tout te porte à le croire : elle a simplement emprunté un chemin fort différent de celui auquel ta race est habituée. N’aie crainte. Ton savoir de même que tes dons et les secrets que tu détiens te survivront et serviront à bon escient, j’en fais le serment. Sache également que la Terre des Anciens connaîtra un rétablissement de l’équilibre entre ses forces et les éléments qui la composent, ainsi qu’une harmonie durable entre les peuples qu’elle se doit de protéger. Cela se fera, cependant, au prix d’une lutte sans merci contre de nombreux ennemis dont tu n’ignores rien et de pertes importantes. Une femme exceptionnelle te remplacera, mais son parcours sera jalonné d’épreuves cruelles et de rencontres éprouvantes.
Les dernières paroles de ce visage angélique ne trouvèrent pas d’écho dans l’esprit de la vieille femme. Elle avait rendu l’âme après la confirmation de la réalisation de ses deux souhaits les plus chers. La déesse, qui s’en aperçut trop tard, convint cependant que c’était beaucoup mieux ainsi. La magicienne n’emporterait que le souvenir des bonnes nouvelles… jusqu’à ce qu’elle se réincarne.
Mais Alana, matérialisée à ses côtés, préféra penser que le retour de cette femme extraordinaire ne serait pas nécessaire. Elle l’espérait en fait de tout son cœur de lumière.
— Tu as tellement mérité ce repos, Maxandre. Puisse-t-il t’apporter la paix que tu as si ardemment souhaitée tout au long de ta vie, murmura l’étrange apparition.
Puis elle se pencha et saisit le pendentif de la magicienne disparue. En quelques mots soigneusement choisis dans la langue des Élues, la déesse y emprisonna l’essence même de cette femme exceptionnelle, ainsi que tout ce qu’elle avait été. Elle fit ensuite disparaître l’enveloppe charnelle, puis déposa le bijou au creux de la source sacrée, à peine visible sur le fond rocheux. Les derniers gestes d’Alana furent conformes au souhait de la vieille femme.
— Puisse ce talisman inestimable trouver le chemin conduisant à celle pour qui il a été créé, murmura la déesse.
Il ne saurait en être autrement, pensa l’envoûtante femme avant de disparaître dans un épais brouillard ambré. L’antre sacré retrouva le calme qui l’habitait avant cette rare visite, témoin silencieux, encore une fois, de l’avenir et bien étrange écrin pour un bijou à l’incommensurable pouvoir.